La Gymnastique Holistique de Lily Ehrenfried

Unknown

Après nous être intéressés aux racines de la Gymnastique Holistique en suivant le parcours d'Elsa Gindler (texte accessible ici), voyons maintenant comment Lily Ehrenfried, la créatrice de cette méthode, explique la particularité de son approche ...

C'est une évidence de dire que notre attitude et notre posture sont le fait, en grande partie, de la façon dont nous utilisons notre corps. Cette utilisation, plus ou moins consciente, est le fruit de multiples facteurs et l'on peut rappeler : les hasards de la génétique qui définissent déjà certaines possibilités, les conditionnements qui sont ceux de notre éducation dans la petite enfance, le pays dans lequel nous naissons, le milieu socio-culturel dans lequel nous évoluons, les accidents et traumatismes qui jalonnent notre parcours, le groupe social auquel l'on prétend appartenir et dont nous mimons les codes, le poids des contraintes physiques plus ou moins forte de notre activité professionnelle, l'hygiène de vie, la conscience que nous avons de nous-même, les conflits psycho-affectifs qui façonnent notre corps, … 

livre Ehrenfried

et c'est de cet ensemble que Lily Ehrenfried s'occupe. Elle le dit en conclusion de son livre : 

"(...) l'entité humaine ne peut être divisée en Psyché et Soma ; Pour obtenir une transformation durable, il faut engager l'être psychophysique tout entier."

Dans ce même ouvrage elle présente avec une humilité, qui est certainement la trace d'une époque, sa méthode (j'y mesure une nouvelle fois combien les théories psychanalytiques ont pesé sur l'ensemble des domaines de la pensée, et l'on ne mettrait plus aujourd'hui de la même façon les limites qu'elle pose dans son texte).

Quelle est sa proposition ? : "briser le cercle vicieux des habitudes physiques" (p12) et le chemin qu'elle indique consiste à amener progressivement l'attention à se poser sur les sensations physiques.  Elle le dit à sa façon un  peu plus loin : 

"Nous essayons au contraire de rendre perceptible à la sensation ce qu'il y a de défectueux dans nos mouvements et nos attitudes exécutés involontairement, par voie réflexe".

Elle complète même cette proposition de façon plus appuyée (p21) :

"On ne peut changer que ce que l'on connait ; il faut donc apprendre à connaître et, surtout, à le ressentir tel qu'il est".

Ce retour à la sensation, à la perception de soi, me paraît essentiel dans un processus de changement (et nul besoin de distinguer le physique du psychique, c'est de l'ensemble dont il est question, car indissociable). 

Il n'est qu'à se questionner face à une situation quelconque de sa vie : aborde t-on cette situation en fonction de ce que l'on a appris (ce que l'on a lu, vu, reçu en enseignement) ou bien en fonction de ce qui se passe dans l'instant et que l'on expérimente (ce que l'on fait) ? ... Il n'est pas question ici de remettre en cause l'intérêt des connaissances qui sont transmises, ni de l'éducation, indispensables bien sûr, mais de poser un regard sur la façon dont nous orientons généralement nos choix : nos idées et nos croyances, ou bien notre expérience et notre ressenti ? J'imagine que la balance penche bien souvent du même côté pour chacun ...

Donc, ce que propose Lily Ehrenfried, c'est le chemin par lequel ce nouvel apprentissage est possible  (p16) : 

"Il ne s'agit donc jamais d'enseigner l'attitude correcte à l'élève en la lui montrant, il faut plutôt le rendre capable de trouver par et pour lui même, sa meilleure attitude possible".

Et d'amener cette conclusion (p21) : 

"Le comportement est inconscient ; Il doit le redevenir, le changement une fois accompli, et les nouveaux réflexes installés".

Donc, l'attention à soi, à son ressenti, pour percevoir la qualité de ses propres mouvements, les transformer par des mouvements simples puis, une fois l'appropriation réalisée,  laisser faire ... 

De plus, Lily Ehrenfried montre bien que cette façon de procéder concerne l'individu dans toutes ses composantes y compris émotionnelles et psychologiques (à lire les deux pages - 58 et 59 - dans lesquelles elle fait référence à Otto Fenichel et explique les liens entre tonus musculaire, angoisses, vie affective et souvenirs : "en nous attaquant à la dystonie musculaire nous touchons à son équivalent du domaine psychique" ... un phrase que l'on croirait tout droit sortie d'un livre de Reich !) et de montrer la limite qu'elle pose par rapport à des approches psychologiques psycho-corporelles : "insistons sur le fait que jamais (...) nous ne mentionnons ces corrélations à nos élèves : cela ne servirait qu'à les mettre en émoi inutilement".

En effet, le point qui me paraît essentiel dans l'approche de Lily Ehrenfried est que, plutôt que d'utiliser la parole pour favoriser l'exploration des émotions ou des souvenirs, elle va la recentrer sur l'exploration des sensations physiques et les changements relevés, les conscientiser, les exprimer et/ou les partager (lorsque l'expérience se fait en cours collectif) : une façon de renforcer la liaison entre transformation physique et changements ressentis. C'est donc sur le mouvement qu'il nous faut favoriser l'attention - le reste fait parti des histoires que l'on se raconte, qui nous construisent assurément (ou nous déconstruisent parfois !).

Encore une fois, c'est le mouvement qui est le vecteur principal de la transformation.

Festinguer

En effet, pour le psychologue que je suis aussi, je ne peux m'empêcher de faire le lien avec les travaux de ce chercheur américain - Leon Festinger (1919-1989) - auteur de la théorie de la dissonance cognitive (1957). Il démontre avec beaucoup de brio que pour amener quelqu'un à changer ses idées rien ne sert de le convaincre, c'est souvent peine perdue, il convient davantage de l'amener à modifier son comportement ... 

traité de manipulation

Cette théorie a donné suite à de très nombreuses recherches sur les principes de la communication mais aussi sur les techniques, d'influence et de persuasion (et le lecteur intéressé peut se tourner vers "le petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" écrit par deux chercheurs en psychosociologie : Robert-Vincent Joule & Jean-Léon Beauvois).

Il y aurait aussi beaucoup à écrire sur les liens avec la pratique de l'hypnose telle que développée par Milton Erickson (1901-1980), tant la façon dont la focalisation de l'attention est utilisée de la même façon ; mais il faut prendre le temps d'expliquer cette technique dénaturée par ce qu'en laissent voir les spectacles, et ce sera pour un autre texte … (on peut en attendant se référer aux posts précédents ici et ).

Enfin, et de façon plus récente, on peut aussi consulter les travaux qu'a repris et largement diffusés la psychosociologue américaine - Amy Cuddy - elle y montre comment la posture qui est la nôtre influence les sécrétions hormonales (celles du stress ou de la réussite notamment) : la conférence TED qu'elle donne en 2013 (sous-titrée en français) est certainement la plus connue.


Pour conclure, en dehors des points déjà mentionnés, ce que je souhaite mettre en avant dans la Gymnastique Holistique telle qu'elle est proposée par Lily Ehrenfried est son caractère profondément respectueux. Chaque mouvement est une proposition faite que chacun explore en fonction de ses possibilités du moment ; pas d'objectif particulier à atteindre si ce n'est de cultiver une attention à ce qui se passe en son corps, à apprécier les changements ressentis : l'important étant de faire l'expérience. Comme elle le rappelle dans la partie où elle traite de la respiration (p25) :

" (...) jamais nous ne consentirons à donner l'explication physiologique avant l'expérience : car nous risquerions de suggestionner l'élève - et le résultat serait alors une connaissance non vécue, purement théorique et oubliée rapidement ainsi que beaucoup de choses apprises ..."


Ou bien de le dire à la façon de ce proverbe chinois attribué à Confucius : 


"J'entends et j'oublie,

je vois et je me souviens,

je fais et je comprends."

© Jean-Philippe Véron 2015